A l’aube de l’an 2503, le soleil
donne quelques signes d’activité, réchauffant la terre qui n’en a pourtant pas
besoin. Voilà maintenant plus de trois siècles que la société post-moderne de
l’ère de l’homo-technicus qui était encore un sapiens-sapiens s’est éteinte. Le
numérique avait conquis tous les foyers, l’information était connue avant
qu’elle ne soit elle-même née. Les hommes consommaient la connaissance comme
ils consommaient une glace : vite avant qu’elle ne fonde. Une parabole du
destin, l’arctique n’existe plus et le sud polaire n’héberge qu’un groupe
d’humanoïdes qui exploitent les fonds marins pour extraire les protéines
nécessaires à nourrir des 10 milliards d’âmes qui s’activent à ne rien faire
autour de constructions irréelles dans des paradis artificiels. Le Paradis.
En décembre 2178, le monde a en
effet basculé. La révolution a eu lieu. Les machines sont au service de
l’humanité, partout et tout le temps. Que s’est-il passé ? Personne ne se souvient
mais après l’explosion qui retentit dans cette nuit du 24, plus rien n’était
comme la veille. Nous entrions dans l’ère de l’homo-numerus. Nous nous
réveillons agars, nos cerveaux vidés de raison, de questions.
Il s’est passé 325 ans. Cette
courte vie à l’échelle de l’univers a construit une nouvelle société. Il n’y a
plus de travail, les machines partout s’activent pour nous. Les richesses sont
partagées, ou le croyons-nous. L’homo-numerus subvient à tous ses besoins. Le
Paradis.
Quelque part, il reste des éclaireurs.
Pierre est devant sa cheminée. Un
hologramme donne l’illusion d’un feu qui crépite et réchauffe l’atmosphère de
cette maison. Il active ses doigts sur un clavier et à côté de lui, une relique
de l’ancien monde : un livre, « les dialogues » de Platon.
Pierre est éclaireur. Son métier, mot lui-même obsolète, il a du mal à le
définir. Mais il ne doute pas que sa vie est essentielle à la survie. Il a été
choisi par d’autres éclaireurs qui lui ont transmis l’objectif primordial :
garder l’esprit de la connaissance. Que se passerait-il si nous perdions le
sens de l’assimilation des choses ? Qu’est-ce qui fabrique le sens de la
vie ? Qui sommes-nous ? Où allons-nous ? Pierre n’habite pas
dans les paradis artificiels comme les autres hommes. Sa maison se situe aux
confins d’une région qui s’appelait jadis Mésopotamie, dans une ville organisée
autour d’une place centrale où se dresse une sorte de scène qui fait penser à
un théâtre à ciel ouvert. On s’y réunit de temps en temps en soirée quand la chaleur
pesante s’estompe pour laisser place aux échanges de mots.
Pierre est devant sa cheminée. Il
se lève, se dirige vers un meuble sur lequel sont rangés d’autres livres. Une
bibliothèque dans une maison ? Les hommes des paradis ne savent pas… Ils
consomment les mots, reçoivent les informations, digèrent sans assimiler.
Pierre est sorti de ce chaos. Il a été « reformaté » quand il était
enfant, choisi pour être éclaireur. Il choisit un livre :
« Candide ou l’Optimiste» de Voltaire.
Alors qu’il est en train de
dévorer les premières lignes de l’œuvre, son esprit, d’un coup, s’égare et
l’empêche d’assimiler le sens des mots qui continuent de défiler… Il lâche le
livre d’un geste presque brutal. Il n’a jamais ressenti cela auparavant. Son
talent, enfin ce qu’il a développé depuis si longtemps, c’est justement cette
force de concentration à la lecture et la faculté à entrer dans
l’ouvrage ; réussir à ne faire qu’un, devenir l’esprit de l’auteur, le
corps du personnage. Son trouble d’aujourd’hui, son égarement lui est inconnu
et insupportable. Pierre tente de se calmer, pour revenir sur les lignes
perdues. Il se lève et se remplit un verre d’eau claire qu’il avale d’un trait.
Il marche un peu dans la maison entre son fauteuil de lecteur et la fontaine à
eau installée quelques mètres plus loin. La pression artérielle redescend, il
se sent mieux et prêt à reprendre ce qui le nourrit : lire. « Cunégonde laissa tomber son mouchoir, Candide
le ramassa, elle lui prit innocemment la main, le jeune homme baisa innocemment
la main de la jeune demoiselle avec une vivacité, une sensibilité, une grâce
toute particulière ; leurs bouches se rencontrèrent, leurs yeux
s'enflammèrent, leurs genoux tremblèrent, leurs mains s'égarèrent. »
A peine ce passage de Candide repris, Pierre sent de nouveau les troubles de
son esprit vagabond. Il repose le livre, se lève et décide de sortir de chez
lui. Il ne fait pas cas de l’heure qui marque la pendule accrochée au mur de
son salon : il est midi. Habituellement, personne ne sort à cette heure,
il fait bien trop chaud et le vent qui balaye les rues de la cité assèche très
vite les corps. Nous sommes en 2503, la température avoisine les 50°, il y a
longtemps que l’Euphrate autant que le Tigre, ont disparu, que la vallée du
Chatt al-Arab n’est plus verte et prospère. Rien ne régule naturellement l’atmosphère. Les machines qui délivrent de
l’humidité, par un système de pompage en mer et transformation via d’énormes
climatisations, se déclenchent vers 16
heures. Mais Pierre n’est pas dans son état. Aucune mesure de risque, aucune
analyse de la situation ; sortir, sortir pour évacuer ce trouble de la
lecture.
Pierre a 30 ans. Arrivé dans la
cité à l’âge de 3 ans, il a été formé au savoir, à la lecture, à l’écriture.
Dans le monde extérieur, il y a longtemps que l’écriture a disparue des
cahiers, des tableaux. Le livre n’existe
pas, il circule à travers les réseaux passant d’écrans rétiniens en écrans
rétiniens sans jamais devenir une possession, un objet réel que l’on caresse du
bout des doigts. Personne ne sait qui écrit, comment se façonne le texte,
l’histoire, le sens… Les homo-numerus consomment les mots, sans donner de sens
à la narration. Une bribe d’un texte par ci, des phrases sorties du contexte
qui ne veulent rien dire, c’est le quotidien dans les paradis. Pourquoi aller
plus loin que l’information reçue ?